vendredi 23 décembre 2011

D’un Noël l’autre


Autrefois, à Courtevue, dans ce qui avait plus l’air d’une cabane que d’une maison, vivait la famille Chenou. Il y avait le Bonhomme Chenou et la Mère Chenou, ainsi que leurs enfants.

C’était Noël. De la neige, y’en avait. Des cadeaux sous le sapin, y’en avait pas -  d’habitude. Sauf cette année-là. Le Bonhomme Chenou, qui travaillait à l’usine, avait dû se cogner la tête ou avait peut-être perdu un pari. Qu’importe, dans des bas de laine se trouvaient des surprises pour les enfants. De l’exotisme. De la nourriture venue d’ailleurs.

Dans chaque bas de laine, il y avait une pomme et une orange. Pour les enfants, ça augurait pour être le plus beau Noël du monde connu – à cet âge-là, on le sait, l’étranger, c’est le voisin.

La Mère Chenou faisait la popote. Les enfants jouaient – joyeux. Et le Bonhomme Chenou s’était mis à picoler. Il fallait bien être dans l’ambiance. Alors, il buvait. Il y allait gaiement. Les enfants couraient partout et rigolaient. Le Bonhomme Chenou, sourire en coin et fier de son coup, enfilait un verre l’autre.
Le souper passa. Ça aurait été le silence n’eut été des enfants. La magie de Noël faisait battre leurs petits cœurs.

Un peu plus tard, les enfants découvrirent les oranges et les pommes. Comme ils étaient contents ! Des présents !

Pour eux, c’était le comble.

La Mère Chenou, qui était forte sur l’illusion, leur faisait choisir les plus beaux jouets dans le catalogue Eaton quelques semaines avant les Fêtes, mais ne les achetait jamais. Qu’importe. Une pomme et une orange, ça se mange. Pis un catalogue Eaton, ça peut toujours réchauffer la place pendant une heure, une fois jetée dans le foyer.

Alors les enfants croquaient dans les fruits et se taquinaient, la Mère Chenou les observait, hébétée. Et le Bonhomme Chenou ? Il avait quitté la maisonnée, il manquait d’alcool, c’était pas facile, tu sais, de voir les enfants fous de joie. Un pote était venu le chercher et ils étaient partis à la chasse aux dives bouteilles.
Les heures passaient mais les enfants ne remarquaient rien. Un enfant, ça ne s’emmerde pas.

Soudain, la porte s’ouvrit avec fracas. Le Bonhomme Chenou était de retour, bourré raide.

-          Salope ! Putain ! lança-t-il en direction de la Mère Chenou.

Le Bonhomme Chenou n’était pas fort en biologie. Quand il était soûl, la vérité lui sautait en plein visage. Ces enfants-là n’étaient pas les siens – comment fait-on des enfants ? Alors ces enfants-là étaient ceux du voisin. Puis, encouragé par son pote qui l’attendait dehors, il fallait bien lui faire comprendre, à la Mère Chenou, que c’était une salope et une putain.

Les enfants avaient vu cette scène-là se dérouler devant eux des dizaines de fois, Effrayés, ils allèrent se cacher derrière la cuisinière.

Le Bonhomme attaqua la Mère. Elle esquiva. Elle était rapide et lui éméché et lent. Mais inlassable, comme tout Bonhomme paqueté. « Salope ! Putain ! ».

Elle prit le tisonnier. Fallait bien se défendre. Il était gris. Elle était rouge. Et furieusement, quand l’occasion se présenta, elle le rua de coups. Un tisonnier, ça ne pardonne pas. « Salope ! Putain ! ».

La bagarre, maintenant nettement à l’avantage de la Mère Chenou, se déroulait tout près d’une fenêtre. Le Bonhomme était à sa merci. Elle le prit par le fond de culotte et lui traversa la moitié du corps par la vitre, qui se fracassa. Puis, d’un dernier effort, passa le bassin et les jambes et le Bonhomme Chenou se retrouva tête première dans le banc de neige.

Son pote, qui l’attendait dehors, cria : « Voyons Bonhomme, fais-toi pas battre de même par ta femme ! »

La Mère Chenou, brandissant le tisonnier qu’elle avait reprit, lui cria, menaçante :

-          Si t’as un problème, viens t’en !

Le pote aida le Bonhomme Chenou à se relever et ils décampèrent.

Il était passé minuit et les enfants sortirent de leur cachette. Ils connaissaient ce jeu.