Autrefois, à Courtevue, dans ce qui avait plus
l’air d’une cabane que d’une maison, vivait la famille Chenou. Il y avait le Bonhomme
Chenou et la Mère Chenou, ainsi que leurs enfants.
C’était Noël. De la neige, y’en avait. Des
cadeaux sous le sapin, y’en avait pas - d’habitude. Sauf cette année-là. Le Bonhomme
Chenou, qui travaillait à l’usine, avait dû se cogner la tête ou avait
peut-être perdu un pari. Qu’importe, dans des bas de laine se trouvaient des
surprises pour les enfants. De l’exotisme. De la nourriture venue d’ailleurs.
Dans chaque bas de laine, il y avait une pomme et
une orange. Pour les enfants, ça augurait pour être le plus beau Noël du monde
connu – à cet âge-là, on le sait, l’étranger, c’est le voisin.
La Mère Chenou faisait la popote. Les enfants
jouaient – joyeux. Et le Bonhomme Chenou s’était mis à picoler. Il fallait bien
être dans l’ambiance. Alors, il buvait. Il y allait gaiement. Les enfants
couraient partout et rigolaient. Le Bonhomme Chenou, sourire en coin et fier de
son coup, enfilait un verre l’autre.
Le souper passa. Ça aurait été le silence n’eut
été des enfants. La magie de Noël faisait battre leurs petits cœurs.
Un peu plus tard, les enfants découvrirent les
oranges et les pommes. Comme ils étaient contents ! Des présents !
Pour eux, c’était le comble.
La Mère Chenou, qui était forte sur l’illusion, leur
faisait choisir les plus beaux jouets dans le catalogue Eaton quelques semaines
avant les Fêtes, mais ne les achetait jamais. Qu’importe. Une pomme et une
orange, ça se mange. Pis un catalogue Eaton, ça peut toujours réchauffer la
place pendant une heure, une fois jetée dans le foyer.
Alors les enfants croquaient dans les fruits et
se taquinaient, la Mère Chenou les observait, hébétée. Et le Bonhomme Chenou ?
Il avait quitté la maisonnée, il manquait d’alcool, c’était pas facile, tu
sais, de voir les enfants fous de joie. Un pote était venu le chercher et ils
étaient partis à la chasse aux dives bouteilles.
Les heures passaient mais les enfants ne
remarquaient rien. Un enfant, ça ne s’emmerde pas.
Soudain, la porte s’ouvrit avec fracas. Le
Bonhomme Chenou était de retour, bourré raide.
-
Salope ! Putain ! lança-t-il en direction de la Mère
Chenou.
Le Bonhomme Chenou n’était pas fort en biologie.
Quand il était soûl, la vérité lui sautait en plein visage. Ces enfants-là
n’étaient pas les siens – comment fait-on des enfants ? Alors ces enfants-là
étaient ceux du voisin. Puis, encouragé par son pote qui l’attendait dehors, il
fallait bien lui faire comprendre, à la Mère Chenou, que c’était une salope et
une putain.
Les enfants avaient vu cette scène-là se dérouler
devant eux des dizaines de fois, Effrayés, ils allèrent se cacher derrière la
cuisinière.
Le Bonhomme attaqua la Mère. Elle esquiva. Elle
était rapide et lui éméché et lent. Mais inlassable, comme tout Bonhomme
paqueté. « Salope ! Putain ! ».
Elle prit le tisonnier. Fallait bien se défendre.
Il était gris. Elle était rouge. Et furieusement, quand l’occasion se présenta,
elle le rua de coups. Un tisonnier, ça ne pardonne pas. « Salope ! Putain
! ».
La bagarre, maintenant nettement à l’avantage de
la Mère Chenou, se déroulait tout près d’une fenêtre. Le Bonhomme était à sa
merci. Elle le prit par le fond de culotte et lui traversa la moitié du corps
par la vitre, qui se fracassa. Puis, d’un dernier effort, passa le bassin et
les jambes et le Bonhomme Chenou se retrouva tête première dans le banc de
neige.
Son pote, qui l’attendait dehors, cria :
« Voyons Bonhomme, fais-toi pas battre de même par ta femme ! »
La Mère Chenou, brandissant le tisonnier qu’elle
avait reprit, lui cria, menaçante :
-
Si t’as un problème, viens t’en !
Le pote aida le Bonhomme Chenou à se relever et ils
décampèrent.
Il était passé minuit et les enfants sortirent de
leur cachette. Ils connaissaient ce jeu.